© Laurent Philippe
Rosita Boisseau : Paco Dècina, qu'est ce qui a motivé cette collaboration avec la photographe Lee Yanor ?
Paco Dècina : J'étais arrivé à un moment de mon parcours où j'avais envie de changer de support, de décor pour mes spectacles. Les 5 ou 6 dernières années, j'ai toujours travaillé sur des toiles, avec des matières très épaisses, des couleurs et un plasticien qui s'appelle Christophe Desforges avec qui j'ai commencé à travailler en 89.
Donc, les lieux symboliques, physiques, scénographiques, je dirai l'espace de chaque création sont très importants pour moi. Quand je commence à travailler, tout seul dans ma tête, une des premières questions que je me pose c'est : « dans quel espace nous trouvons-nous ? ». J'ai toujours utilisé les toiles parce que ça me permettait d'avoir un espace plus abstrait et plus mobile, qui pouvait à certains moments répondre à des exigences d'extérieur et, à d'autres moments, à des exigences d'espace intérieur. Avec l'épaisseur de la matière et l'aide des lumières, on pouvait facilement passer d'un univers à l'autre. Le problème c'est qu'au fil des années cet instrument s'est un peu Épuisé et j'ai senti que je risquais de tomber sur quelque chose que je connaissais déjà et que, à la limite, ma préoccupation demeurait seulement dans la couleur que j'allais utiliser. J'exagère un peu… En plus, dans mon évolution artistique, commençait à se présenter une exigence de légèreté et de transparence. En rencontrant et en parlant avec Lee Yanor, je lui ai présenté cette exigence d'avoir un décor plus proche de l'invisible, un décor qui n'était pas vraiment fait que de lumières. Je suis encore dans une période où j'ai besoin de la trace de la chair, de la trace de la pesanteur, mais une pesanteur qui commence à devenir plus légère. Dès qu'on a eu cette intuition, Pompéi, Herculanum, les villes du Vesuviana ont surgi dans mon esprit, tout cet univers volcanique dans lequel je suis né.
R.B. : Alors, du coup, vous avez embarqué Lee Yanor à Naples et c'est là que vous avez fait une cargaison d'images et de films.
P.D. : Nous sommes partis. On savait qu'on était attiré par ces lieux-là. Pourquoi ? Nous ne le savions pas au fond. Alors on a commencé à chercher, à se promener dans la ville, dans les ruines, et tout d'un coup la magie s'est faite : on a complètement abandonné ce travail intellectuel et rationnel, oublié ce qu'on faisait là et pourquoi ; on a été saisi par l'émotion de cette mémoire qui a resurgi après tant d'années de silence.
R.B. : Donc à la fois des images photos qui sont projetées, des films qui sont projetés aussi je crois, sur le corps des danseurs. C'est, non seulement toute la scène qui est investie comme support d'images mais aussi le propre corps des danseurs. Tout est mobile, tout bouge. Le titre du spectacle c'est Cinq passages dans l'ombre ou Transparenze. L'aspect transparent. Vous insistez beaucoup je crois sur cette transparence-là à travers l'ombre.
P.D. : Oui, je ne voulais justement pas donner au terme « ombre » une caractéristique sombre, infernale ou mortifère. Je voulais plutôt donner le sens de l'impalpable, le sens du léger, de quelque chose de mystérieux. On peut donc lire l'ombre dans ce sens-là. Je voulais qu'en resurgissant elle devienne plus lumineuse et transparente. Transparente dans le sens que l'on a la possibilité de percer ces voiles de mémoire et leur faire raconter des histoires, notre histoire…
R.B. : C'est vrai que vos spectacles sont d'abord très porteurs d'images, de tableaux et du coup, ils sont souvent suspendus dans une espèce d'apesanteur. Il y a des moments qui flottent. Donc là, par le biais de la création de Lee Yanor, est-ce que vous arrivez justement à un peu plus de légèreté, ce que vous semblez chercher, et de quelle façon ?
P.D. : Je pense qu'il y a un peu plus de légèreté, je dirai, peut-être, qu'il y a plus de vie. La vie vous amène forcément à un mouvement, une douceur. La vie, c'est quelque chose de souple, c'est comme l'eau. Oui, je dirai qu'il y a quelque chose de l'eau dans ce spectacle donc forcément de la sensualité, de la liberté. C'est sûr que l'on porte toujours avec nous aussi la mémoire de la difficulté, de la souffrance, du poids, du poids du corps. Mais je dirai que petit à petit ce poids du corps commence à s'alléger. Même les articulations : si elles nous parlent à un moment d'une souffrance, il y a une distance, il y a beaucoup plus de distance, elles nous parlent de cette pesanteur mais elles sont légères. Elles commencent à se libérer.
Le chorégraphe Paco Dècina et la photographe Lee Yanor dans Cinq passage dans l'ombre au Forum Culturel du Blanc-Mesnil les 10 et 11 octobre et en solo sur l'hommage à Christian Ferry au Théâtre Contemporain de la Danse du 3 au novembre à 19h.