Précipitations est une pièce nettement moins changeante que la météo au printemps. Elle se décline en quatre formes brèves, de six à vingt minutes, accompagnées par le batteur percussionniste Christian Lété, et servies par des interprètes de choix, pour ne citer que l'intrigante Jesus Sevari dans son solo résolument shamanique, Takashi Ueno, dernièrement vu avec Raimund Hoghe dans Pas de deux, sans oublier Orin Camus, hipopper virtuose, ici dans un duo aussi sensuel qu'énigmatique avec Chloé Hernandez."
La liberté apparente de Sevari contraste avec les interactions très tracées et Épurées du duo de Vincent Deletang et Sylvère Lamotte ou le pas de trois initial entre Paco Dècina, Ueno et Noriko Matsuyama. Mais le vrai miracle se situe ailleurs. C'est qu'avec leurs ralentis très fluides, il suffit aux interprètes de quelques minutes seulement pour brouiller la notion du temps et nous faire traverser des sphères indéfinissables, proches de l'apesanteur. Du début à la fin, les corps semblent accéder à des états de conscience parallèles, comme portés par des énergies mystiques, très contrôlés et pourtant relevant de la transe. On n'aura rarement voyagé aussi loin en si peu de temps. Car c'est à une traversée de soi-même que Paco Dècina convie le spectateur.
Qui aurait pu croire que de telles « précipitations » puissent engendrer cette chaleur entre les corps, ce bouillonnement, ce sentiment de puissance sourde mais contenue, parfaitement maîtrisée ? Ce thème choisi par Paco Dècina comme trame de sa dernière œuvre ne doit certes pas être pris pour une simple évocation des effets de l'urgence ou de la célérité, tels ceux d'une pluie violente et dévastatrice, ou même de la lente mutation résultant du mélange de deux corps chimiques qui interagissent l'un au contact de l'autre… Si tel est pourtant le propos originel du chorégraphe, la réaction produite, loin d'obéir purement aux simples lois de la chimie ou de l'alchimie, a donné naissance à la Vie dans ce qu'elle a de plus noble et de plus pur, celle de la chair qui vibre et qui frémit, celle d'une humanité, d'une sensualité et d'une volupté à nulles autres pareilles, dans des corps à corps aux gestes suspendus dans la sérénité, d'une sublime et fulgurante beauté.
Paco Dècina sait et a toujours su s'entourer d'artistes de grand talent, et ce dans toutes les disciplines, que ce soit au niveau de l'interprétation – n'a t'on pas le plaisir de retrouver ici Jesus Sevari, Takashi Ueno et le non moins célèbre hip-hopeur Orin Camus ? – ou de la conception et la réalisation de ses projets. Aussi est-il vrai que la réussite de Précipitations est due non seulement à la tendresse indicible qui émane de ces enlacements sculpturaux amenés avec une science consommée tant par Noriko Matsuyama et Paco lui-même que par Chloé Hernandez et Orin Camus, à sa chorégraphie toute en lenteur, véritable calligraphie des sentiments de l'âme, et à son impulsive musique, mais aussi à son dispositif scènique et à ses lumières. L'atmosphère lénifiante, le charme et l'harmonie qui émanent de cette pièce s'avèrent en effet également dus à la judicieuse combinaison de ces éléments déterminants chacun dans son domaine, entre autres l'épure de la scénographie : une simple sphère d'acier à l'extrémité d'un balancier autour de laquelle vont se lover les danseurs et qui va les plonger dans un fascinant univers spatial d'une irréelle beauté grâce aux savantes lumières de Laurent Schneegans. Le tout auréolé par une envoûtante partition musicale monochrome de Fred Malle et de Christian Lété qui se déploie avec naturel dans la plus parfaite harmonie. Une œuvre qui a le pouvoir de nous extraire des tracas de l'existence, de nous les faire oublier tout en nous laissant entrevoir ce monde cher à Baudelaire au sein duquel règnent la beauté, le calme et la volupté.
La nouvelle pièce de Paco Décina est au Théâtre 71. Mieux que ça : elle s'affirme dans le projet d'une véritable résidence portee par la dynamique pluridisciplinaire de la scène nationale de Malakoff.
C'est souvent avec une attention bienveillante que l'on attend les nouvelles pièces de Paco Décina : plaisir de retrouver des interprètes d'exception, plaisir de revoir une écriture d'une finesse très ajustée, plaisir de se plonger dans un univers sensoriel où rien n'est laissé au hasard… Précipitations porte mal son nom, si l'on s'en réfère à la démarche du chorégraphe, qui prend toujours le temps d'embarquer son public dans une parenthèse, une temporalité, une tension toutes palpables. Mais ce nouveau projet est plutôt à considérer comme un précipité de son travail autour de trois états, trois territoires artistiques, avec la musique en fil rouge portee par un batteur-percussionniste.
Une pièce collaborative autour de la danse de Décina Chaque volet permet au public de passer d'un état à un autre, de bouleverser ses repères, de re-questionner les formes dans un mouvement continuel. Trio, duo, solo se succèdent dans des dispositifs qui prennent le pas sur l'abstraction de la danse pour mieux les ancrer dans un environnement visuel et sonore. L'apport des collaborateurs de Paco Décina est essentiel : Laurent Schneegans, plasticien et créateur lumière, propose une véritable installation, tandis que Serge Meyer, scénographe vidéaste, s'attache à révéler le mouvement et l'interaction entre l'image et la danse.