© Paco Décina
Ce qui reste le plus présent dans mon esprit et qui continue à m’interroger après presqu’un mois et demi de mon retour, c’est cette dichotomie entre l’harmonie spontanée de la nature et la petitesse peureuse de la présence humaine. Comme si cette ouverture généreuse nous révélait à quel point on était, par peur, fermé et incapable de se laisser glisser dans ces paysages habités seulement par la simplicité du réel. Trois hommes alors seront seuls sur le plateau face à la féminité immense des images et des sons qui récitent ce voyage.
Lauréat des «Ateliers des ailleurs 2» mis en oeuvre par le FRAC-La Réunion (Fonds Régional d’Art Contemporain) et proposé par le TAAF (Terres Australes et Antarctiques Françaises) ainsi que la Dac-OI (Direction des Affaires Culturelles-Océan Indien), Paco Dècina est le premier chorégraphe à avoir participé à cet atelier de recherche en antarctique. Après quatre mois d’exploration de la faune et de la flore et d’expéditions scientifiques sur l’Ile de Crozet, il en rapporte une essence toute particulière qui s’inscrit parfaitement dans sa démarche artistique.
...C’est une histoire simple, un récit sans parole qui a pour personnage principal la douceur, la perméabilité, comme antithèse de la violence. Ce n’est pas une négation de la force de la vie, parfois cruelle et brutale, ni une tentative naïve de vous présenter la vie en rose, loin de là. Mais plutôt l’espoir et l’opportunité, en tant qu’artiste, de rééquilibrer cette manipulation massive, presque accomplie, de destruction de l’humanité de l’individu...
S’il est vrai que l’homme devient ce qu’il contemple, il faudrait s’interroger sur les images et leurs contenus, qui nous sont proposées et imposées à chaque pas de notre vie. Ces emblèmes, ces images symboles, se déploient sur tous les plans de notre existence et dans toutes les directions de notre regard. Les écrans multimédias, les affiches, la presse, les planches des théâtres, accueillent les projections des histoires, des rythmes et des qualités qui se déroulent dans notre esprit pour remodeler ensuite la réalité holographique de ce que nous appelons le monde. Soyons alors conscient de ce langage silencieux...
Dans ce spectacle, je vais traiter de la douceur et de la nature comme remède et antithèse de la violence imposée par notre société actuelle. Ici la nature je l’entends douce, non par son manque de force ou de brutalité, mais plutôt par la générosité de l’espace qu’elle nous offre et par sa disponibilité à être utilisée sans rien nous demander en échange. Même quand on la contemple pendant un simple couché de soleil, elle se donne à nous toute entière, comme pour nous soulager secrètement du poids millénaire de nos croyances.
«Depuis 20 ans je relie le corps dansant aux souffles de la nature, à travers l’étude et la pratique, philosophique et médicale, des anciens textes chinois (Lao Tse, Zhuangzi, Su Wen, etc..). Loin d’appartenir à un passé lointain ces textes vivants réinterrogent notre réalité d’homme moderne avec une pertinence étonnante, nous reliant sans cesse à un Ciel/Terre toujours actuel. Dans cette verticalité, à chaque instant renouvelé, notre présence et notre vécu corporel ne se distinguent pas de cette nature, que nous avons oubliée, perdue le long du chemin et détruite dans ce nouveau siècle, qui semble n’avoir comme dieu que le profit. Ici, alors l’homme actuel semble se relier une fois de plus à l’homme chuté, chassé du paradis terrestre, à un homme qui aurait perdu son souffle.
Quoi de plus excitant pour quelqu’un comme moi passionné par la relation entre l’homme et la nature, la circulation des énergies, l’étude des fréquences et des rythmes, de pouvoir faire retour à ce jardin non contaminé et d’écouter la force de son silence, enrichi par l’absence de toute pollution humaine. C’est comme saisir les essences d’un nouveau parfum, ou retrouver ce qui avait été au début des choses pour rejouer un nouveau départ.
Qu’est-ce que l’effet de cette puissance intacte sur l’organisme humain? Comment celle-ci vient réorchestrer les souffles et les rythmes de notre relation aux autres et aux choses? Quel est son pouvoir réparateur sur les fausses conceptions qui nous habitent?
Dans ce silence profond et antique, toutes ces questions semblent pouvoir trouver l’espace de resurgir et, accompagnées par la liberté de l’expression de la nature, elles semblent réapprendre sa naturelle leçon.
C’est comme si en parlant de ces territoires éloignés et oubliés, on invitait l’esprit à réhabiliter ses territoires désertés.
Comment transmettre ce trésor aux spectateurs, au public perdu dans les rouages de nos villes urbaines, si lointaines des grands vents et des horizons jamais observés?
Comment transmettre ce présent vécu aux grands espaces sauvages, qui normalement n’est qu’un lointain souvenir de notre cerveau reptilien ? La réponse est un mystère, une oeuvre, une création artistique, une chorégraphie…
Ce spectacle de danse sera le témoin de cette expérience australe, de ses parfums et de ses lumières, partagés ici avec les scientifiques et plus tard en ville avec les danseurs.
Sa musique sera composée à partir d’échantillonnages recueillis tout au long de ce séjour. Cela, pour suggérer la particularité de la vibration des espaces et des lumières propre à ces latitudes et pour impulser l’état de présence et le vécu corporel qui en découlent.
La construction de la connaissance toute entière, de la simple à la complexe, de celle qui se donne en image non verbale à celle qui prend forme verbale littéraire, dépend de la capacité de cartographier ce qui arrive dans le temps, à l’intérieur de notre organisme, autour de notre organisme, à notre organisme, une chose en suivant une autre, en causant une autre, indéfiniment.
Antonio R.Damasio « Le sentiment même de soi, corps, émotions, conscience » - Odile Jacob (2002)