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Vestigia di un corpo

Articles

"Un voyage sans but"
Marinella Guatterini, Danza e Danza, Septembre / Octobre 1991

Paco Dècina à Rovereto

ROVERETO – Les débuts de Paco Decina au festival de Rovereto avec le spectacle « Vestigia di un Corpo » nous ont surpris. Nous nous attendions à un spectacle à la saveur française puisque, comme on le sait peut-être, le chorégraphe napolitain agé de 36 ans et qui dirige sa compagnie depuis six ans, a trouvé travail et subventions à Paris. Et pourtant, Decina a créé une pièce personnelle, courageuse, qui refuse la patine artificielle de nombreux exercices de la « nouvelle danse » et se garde des étiquettes faciles.
Durant un peu plus d'une heure, nous assistons à un flot d'images « picturales », qui ne sont pas dictées par l'urgence de faire passer des messages, mais par celle de dénicher dans les recoins cachés de la mémoire des fragments de la vie que l'auteur a vécue pour ensuite la recréer et la rendre imprescriptible. Decina propose son voyage intime où l'autobiographie est totalement absorbée dans le but de peindre des espaces de fresques. Des ambiances où le corps des cinq protagonistes et leurs mouvements sont autant d'éléments des décors de scène : depuis les costumes chatoyants en passant par les rideaux rigides, spongieux, couleur argile, jusqu'aux lumières et aux cordes qui pendent depuis les cintres ou qui enlèvent de lourds fardeaux hors du lieu de la représentation. Le voyage se déroule sans but, comme si on tissait une tresse de souvenirs macabres et solaires, grotesques et paisibles. Comme si on allait et venait du Nord au Sud, sans cesse. Par exemple, dans un au-delà sillonné d'éclairs tranchants, des femmes se dressent qui chaussent le cothurne ; sur un plancher inondé de soleil un homme écrit « je ne sais comment te dire que je te désire » (en espagnol), pendant que trois compagnons s'emploient tout de suite après à effacer le message avec une danse à l'unisson, presque folklorique. Decina propose des silhouettes féminines qui ressemblent souvent à des Madones méditerrannéennes et des hommes au triste masque napolitain : il y a même la référence à Eduardo De Filippo, avec les classiques pantalons de pyjama à rayures qui gesticulent tranquillement devant une toile de fond rouge flamme. Même si nous ne savions pas que Paco Decina est napolitain nous trouverions de toutes façons dans son Vestigia di un Corpo la trace d'une culture parthénopéenne (napolitaine). Toutefois, plus que dans les détails singuliers, c'est dans la vision d'ensemble que l'hypothétique « napolitanité » atteint un niveau philosophique : une sorte de résignation muette à la mort qui atténue même les instants les plus dramatiques. Comme lorsque, vers la fin de l'aventure, une femme essaie désespéremment de sortir de la morsure de deux cordes oscillantes qui pendent depuis les cintres, en invoquant, muette, l'aide de deux hommes dos tourné au public qui au contraire restent immobiles.
Si une lueur de néo-expressionisme de marque allemande peut être détectée dans un tel raccourci d'angoisse et d'impuissance existencielle, c'est cependant encore une fois l'ensemble de la pièce et sa danse fonctionnelle qui échappe à toute définition. Ce qui est certain, c'est que Vestigia di un Corpo est même musicalement un voyage à rebours qui court vers la mort. Pour preuve le rapprochement délibéré de la musique du film Psycho de Hitchcock (remaniée par Tiziano Popoli, auteur de la bande son) et d'un Lied du Winterreise de Schubert.
Pour preuve l'attitude des danseurs (Manuela Agnesini, Didier Bastide, Alessandro Bernardeschi, Regina Martino et Paco Decina lui-même), suspendus à l'action et non pas tendus vers elle, comme si les stimulations provenaient de l'écoute musicale et de l'écoute d'une parole qui nait dans l'inconscient et devient un langage poétique pour des corps d'automates sans squelette.
Finalement, dans Vestigia di un Corpo, ce n'est pas tant la danse qui frappe, mais l'ensemble de la construction chorégraphique et l'effort de bouger sans faire appel à des modèles pré-établis. Il ne s'agit pas de théâtre-danse, ni même de danse pure, mais peut-être du début d'une écriture scènique (où les excès, les répétitions et les déphasages interprétatifs ne manquent pas) qui a quelque chose à voir avec un surréalisme privé de réthorique : encore à explorer dans le champ ouvert de la recherche sur le corps en mouvement.

Marinella Guatterini
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"Dècina et la mémoire des corps"
Marcelle Michel, Libération, Jeudi 7 novembre 1991

Le chorégraphe italien est au Théâtre de la Bastille avec sa dernière pièce « Vestigia di un corpo », Cimetière, au-delà… Une juxtaposition d'images-charades plus théâtrales que dansées.

Paco Dècina a toujours eu un faible pour les grandes échelles auxquelles il attache les filles comme des saintes martyres de procession. Il a un goût très latin pour le théâtral, le cirque, la commedia dell'arte, l'ironie désabusée et la nostalgie rétro qui faisaient le charme et l'originalité de sa première pièce, « Circum Vesuviana ». Avec « Vestigia di un corpo », il quitte son univers ensoleillé pour plonger dans un monde obscur sinon hostile en quête de souvenirs, de mémoire, d'éternité peut-être. C'est dire que ce voyage au bout de la nuit se passe dans une obscurité quasi totale trouée de temps à autre d'inflorescences lumineuses qui suggèrent sans éclairer. Nuit bouleversée par les éclats stridents, les houles d'une musique très présente de Tiziano Popoli.

Dès la première scène – une fille maigre qui joue nerveusement à la marelle à la façon de Michelle-Anne de Mey dans « Balatum »- il va s'agir pour le public de déchiffrer des images souvent somptueuses qui tiennent parfois du rébus ou de la charade. Voici un inventaire ; des êtres qui enlèvent leurs chaussures, leurs vêtements, qui tentent même d'enlever leur peau. Atmosphère de voyage sans espoir d'arrivée sur un lied de Schubert, déambulations dans un cimetière, plonge dans l'au-delà… La charge en symboles est forte mais trop hermétique. Bien sûr, on peut se consoler avec la phrase de Claudel sur le Nô japonais : « C'est ce que vous ne comprenez pas qui est le plus beau », on peut se contenter de caresser des yeux les superbes tableaux qui construisent et s'annulent dans un relent saint-sulpicien mais la poésie ne vient pas toujours prendre le relais de l'intellect ; même l'imagination est prise de court. à la différence de ces précédents spectacles, où il concevait les tableaux comme une suite d'actions, Paco Dècina propose une succession de moments, une juxtaposition d'images qu'on peut commodément qualifier de surréalistes parce qu'on n'en perçoit pas la finalité.

Quelques temps forts çà et là condensent l'émotion par leur théâtralité exacerbée comme la séquence des cordes, pendules meurtriers que les danseurs frôlent au millimètre près. à ces moments-là, Dècina apporte une contribution personnelle à la sollicitation de la mémoire des corps chers à toute la jeune génération de la danse européenne.Il parvient au même constat d'impuissance et de non-communication d'une Pina Bausch ou qu'un François Verret. Les passages chorégraphiés –trop rares- sont autant d'électrochocs dans un tissu détendu.Les garçons en particulier, trio macho très efficace, cinglent l'espace dans d'impressionnantes transes cataleptiques avec de petits gest es implacables où joue l'expressionnisme à l'italienne. Dommage que Paco Dècina n'ai pas fait plus usage de cette danse très physique dans sa composition théâtrale. Quel défi paradoxal c'eût été dans une pièce sur l'oubli du corps…

Marcelle Michel
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